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M Pokora et moi

En guise d’introduction, il me semble approprié de révéler la teneur particulière de la relation qui me lie à Matthieu Tota, dit M. Pokora, chanteur de son état.

M et moi nous sommes connus à cette époque pas si lointaine où les artistes de variétés venaient s'inviter à l'occasion dans la télé du salon. N’ayant aucune idée alors de ce que l’artiste pouvait bien produire, j’ai dû me rabattre sur son physique pour me faire un avis. Je reste Français avant tout, et ce serait manquer au plus élémentaire des savoir vivre que de limiter ses opinions à ce que l'on connaît.

L’apparence de M, en l’occurrence, interpelle, tant le visage poupon de gentil garçon contraste avec la direction esthétique plutôt bad boy prisée par la suite par l’adulescent. Je n’ai pu que remarquer les nombreux tatouages, notamment cette citation arborée fièrement sur l’avant bras. Nul besoin d'avoir creusé le sujet pour se saisir du glissement subtil qui s’est opéré ces dernières années dans l’adoption du tatouage. Sans atteindre l'extrémité nipponne, où le tatouage reste encore l’apanage des sociétés mafieuses, ce dernier avait tendance à se faire plutôt discret par le passé en nos contrées, sous peine de vous voir fermer les portes de certaines familles ou professions.

Les artistes, ces écorchés, ont toujours bénéficié d’une forme de dispense de ces règles de bienséance, et ont donc pu laisser libre cours à leur créativité, y compris en matière d’esthétique corporelle, sans risquer de compromettre quelque entreprise que ce fût. Le glissement me semble avoir surtout opéré à partir du moment où le mouvement a gagné les terrains de football. La démocratisation aidant, on a pu voir fleurir ainsi nombre d’œuvres relevant plus de l’effet de mode que de l’engagement sincère envers cette forme d’art. Et parmi toutes ces pièces qui ont gagné le petit écran et le papiers glacé des magazines, il faut l’avouer, les citations de maîtres à penser ont ma faveur.

Si le fait de s’appuyer sur ses pairs pour étayer un propos peut sembler valable au sein d’une argumentation, il pourra également véhiculer, et c’est un travers inhérent à l’exercice, un caractère pédant. Citer juste et à propos requiert donc de la part de l’érudit un savant dosage, sous peine de se voir sombrer dans la vulgarité. Cet équilibre me semble déjà rompu lorsque la citation est impudiquement offerte sans autre forme de contexte, tels les exergues qui ne doivent plus se contenter d’introduire une œuvre, mais parfois chacun de ses chapitres, plusieurs fois s’il le faut.

Mais le problème se situe ailleurs. Là où l’exergue, même taxée de snobisme, vient éclairer le contenu qu’elle précède, elle ne se substitue pas à la pensée de l’auteur. Elle appuie, questionne, valorise en somme. La citation d’avant bras n’est pas du même tonneau. Elle ne précède rien. Elle est offerte, lascive, au public, et pour beaucoup d’anonymes croisés, restera même la seule forme d’intellect qu'on peut se figurer de son porteur. Comment ne pas être terrifié alors à cette idée de devoir se résumer en une phrase, telle une épitaphe précoce ? De quel maître Grec se veut-on l’élève ? L’exercice me semble particulièrement casse-gueule.

Ainsi, bien qu’ayant moi même précocement succombé à cette tendance vaniteuse consistant à vouloir faire de son corps une œuvre d’art, j’ai eu la chance d’éviter cet écueil en suivant - peut-être inconsciemment - 2 règles d’or : rien de visible, rien d’explicite. Beaucoup n’ont pas jugé bon de suivre cette ascèse, et ont donc versé dans la maxime prête à l’emploi de fond de fortune cookie, exposée ad vitam aeternam aux yeux de tous.

M fait malheureusement partie de cette cohorte. Et la citation que j’ai alors crue être figée dans son derme était “Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, alors tais-toi”. Boum, mic drop ! On ne peut qu’apprécier le courage d’exposer cela fièrement, en particulier de la part d’une célébrité, par définition amenée à s’exprimer publiquement sur une foultitude de sujets bien éloignés de sa paroisse. L’incongruité de ce choix m’a toujours amusé, et je pense m’en être copieusement moqué à chaque fois que l’occasion se présentait.

Par une cruelle ironie du sort, cette citation creuse est pourtant devenue, bien involontairement, mon mantra au fil des années. J’ai l’impression de l’avoir gravée au milieu du front tant elle guide, ou plutôt empêche la plupart de mes élans artistiques.

Pour comprendre, une légère digression s’impose. Comme tout jeune quarantenaire, je traverse en ce moment ce qu’il convient d’appeler une petite crise existentielle. Je l’ai choisie bien banale, de celles qui se manifestent indifféremment par une irrépressible envie de séduire, ou de laisser une trace impérissable. J’ai l’avantage d’avoir eu très jeune un capital séduction plutôt limité, et n’ai donc pas eu trop à souffrir de le voir s’amenuiser. La production d’une œuvre intemporelle s’imposait donc comme une évidence.

J’ai un temps considéré enrichir mon lègue au monde de la musique. Un art que j’ai déjà généreusement gratifié de quelques savoureuses productions, qui, lorsque je les réécoute aujourd’hui, parviennent chacune à fidèlement retranscrire mes dispositions d’alors : une époque bénie où l’enthousiasme primait sur le talent et le sens des réalités.

Quelques années se sont écoulées depuis ces méfaits, durant lesquelles j’ai pu construire cette solide culture musicale que les proches m’envient souvent. Lentement, j’ai adopté un dévouement sans faille pour le dieu du Métal et autres musiques abrasives. Fidèle parmi les fidèles, ce furent des soirées entières passées à écumer les sorties, dans des salles de concert odorantes ou confortablement lové dans mon canapé. On peut aimer Satan, et son petit confort.

Cette période fût suffisamment longue, et toujours plus investie par les références aux canons du genre, pour qu’à chaque fois que je tente une nouvelle approche de mon instrument se joue dans ma tête la scène du “Péril jeune”, où le guitariste débutant s’essaye au solo en duo avec l’enregistrement de son morceau préféré, quelques 5 secondes avant de s’arrêter net, ne pouvant soutenir la comparaison avec son maître. Comme lui, je reste interdit devant cette prise de conscience.

C’est donc presque contraint que j’ai orienté mes velléités artistiques vers l’écriture. En théorie le voyage débutait sous les meilleures auspices : une culture littéraire limitée qui m’empêche de me mesurer aux géants, une source quasi intarissable de réflexions passionnantes à partager avec le lecteur, une variété de formats à disposition qui permet de s’exprimer facilement.

Seulement voilà, pour mon plus grand malheur, je démarre cette activité en 2025. Une époque où il n’a jamais été à la fois aussi simple et aussi difficile de s’exprimer. Où les réseaux sociaux font de nous les témoins quotidiens de scènes dont la vacuité ne laisse pas d’interroger : comment déterminer si ce que l’on souhaite transmettre ne devrait pas pudiquement faire l’objet de réserves ? Ou pour paraphraser le philosophe contemporain, Jean Dujardin, comment éviter la publication dont la juste réponse serait "un petit hashtag #fermetagueule, ça ferait du bien".

Je mesure bien en quoi la question n’est pas neuve, mais l’incompréhension suscitée par les consultations épisodiques de quelque réseau social ou émission télé la rend toujours plus prégnante. Comment ne pas être consterné par cette tendance presque injonctive qui veut que tout un chacun se mette à énoncer publiquement de telles platitudes, les mettre en scène, se glorifier de leur improbable succès, sans à aucun moment mesurer la profondeur du vide qui sous-tend l’ensemble ?

C’est une version revisitée et améliorée du concept du beauf. Les nouvelles technologies nous invitent à tous joyeusement manquer de pudeur, il y aura toujours quelqu’un pour rigoler dans la salle. Il n’a jamais été aussi facile d’être le beauf de l’assistance, et cette perspective peut légitimement constituer un verrou solide à toute forme d’expression. Dès lors, comment se positionner ? Quel message vaut la peine d’être transmis ? Comment ne pas sombrer dans la vulgarité ?

Les romanciers ont pour eux le verbe, les essayistes un sujet. Que ce soit par l’émotion suscitée au détour d'une phrase bien troussée, où les réflexions qui entourent telle étude, ils nous ouvrent le champ des possibles. Quand on a ni l’un ni l’autre, il ne reste plus qu’à parler de soi. Un pis aller, nous sommes bien d'accord.

Mon grand-père a édité, peu avant sa mort, ses mémoires. J’ai eu l’occasion de les lire, et j’en ai été particulièrement touché. Ce petit fascicule, qui dit simplement ce que fût sa vie, m’a surpris à la fois par sa sobriété et par la précision des souvenirs qu’il gardait de telle anecdote ou réflexion pourtant vieille de plusieurs décennies. J’ose croire que l’entame d’un tel ouvrage à mon âge relève de la faute de goût, mais, ma mémoire étant ce qu’elle est, la construction risque d’être bien légère si j’attends d’avoir atteint l’orée du bois pour commencer à l’édifier.

Aussi, il me semble qu’entretenir régulièrement un blog, cette forme délicieusement rétro et impudique de carnet intime répond parfaitement aux différentes tendances qui me secouent en ce moment. Je n’en suis pas, rassurez-vous, à mon coup d’essai, et j’instaure donc aujourd’hui ce nouveau support étant à la fois pétri d’enthousiasme, et pleinement conscient que ce billet sera peut-être le seul à investir ces lieux.

Pour mettre toutes les chances de mon côté, je suis allé jusqu'à acheter un nom de domaine pour ces âneries. Comme la visite chez le psy, j'ose croire que la somme dépensée sera de nature à m'astreindre à une forme de sérieux. On verra bien ...

Epilogue : une rapide recherche m’apprend que M a fait effacer au laser certains tatouages qu’il arborait. Dans un entretien choc, il a confié détester bon nombre d’entre eux, réalisés sans grande logique à une époque où l’acte, et son aspect ostensible, l’emportait sur le contenu. Sur les photos récentes, en effet, pas de traces de la citation en question. Fait-elle partie des premières victimes ? Quelques clics plus tard, stupeur ! L’avant bras est trouvé, le zoom ne laisse pas de place au hasard, la citation est toujours là, mais n’est pas celle que j’avais en tête : “Only god can judge me”.  Seul Dieu peut me juger, quelle terrible méprise de ma part … Je me console du reste. Me serais-je moins moqué si, du vœu de silence, on était passé à la référence biblique inspirée par 2Pac ?

Quoi qu’il en soit, je reste donc seul porteur de la croix de la nécessaire réflexion précédant la prise de parole. Mais je ne veux pas croire pour autant que cet incident brise le sceau de notre destinée commune avec M. Je vois comme un signe le fait que nous soyons tous deux rongés par cet accès tardif de lucidité, et que nous osions l’évoquer publiquement. Aussi, afin de trouver un juste équilibre entre le jeune artiste exubérant et le quadra lucide, et aussi parce que l’intervention au laser est dixit M “très douloureux”, je propose à la place de l'effacement, un petit ajout qui mettra tout le monde d’accord : “Seul Dieu (et les magistrats) peu(ven)t me juger”.