Il est de ces personnes que les racines enchaînent plus qu'elles ne nourrissent. Semi-nomades, ils partagent avec les voyageurs au long cours cette touche d'exotisme qui parfume l'imaginaire collectif, et enivre ou exaspère, c'est selon. Pourtant, ils ne leur sont apparentés qu'à première vue.
Eloignés, ils le sont autant des sédentaires qui mourront dans le village qui les a vu naître, que des infatigables aventuriers dont l'ailleurs semble constituer le seul horizon. Ils semblent figés dans un entre deux constant. Pas plus autochtones que simples visiteurs, habitants d'ici et de nulle part, terriens sans terroir.
Ce qu'il y a de remarquable chez eux est cette volonté d'investir les lieux, sans jamais les habiter vraiment. La durée du séjour, supérieure à celle de la simple villégiature, doit permettre de créer du lien, de développer quelque racine même, pour pouvoir, plus joyeusement encore, mettre un grand coup de pied dans le bordel lors de la prochaine saccade. Pourtant, bien que s'inscrivant en plein dans une époque qui pousse au raccourcissement des engagements (professionnels, amoureux ...), on aurait tôt fait de projeter sur ces soubresauts une quelconque forme d'aptitude à gouverner sa vie.
En effet, le penchant naturel qui prévaut encore aujourd'hui consiste à comparer ces gesticulants à ceux qui, sans même parler de sédentarité, semblent marqués par le sceau de l'inertie. Comme si, malgré les affres de la mondialisation, on en était resté au vieil antagonisme local/global cher à Latour. On veillera à pudiquement écarter de la comparaison ceux qui, par un déterminisme social ou autre, n'ont que très peu de moyens matériels pour imprimer la direction voulue à leur vie ou leur carrière. On pense plutôt à ceux qui, sans forcément le revendiquer, se complaisent dans une vie plus posée, et pour qui l'idée même de s'arracher à des habitudes ou des cercles patiemment construits semble d'une violence inouïe.
Selon la sensibilité de ces personne au récit dominant qui veut que l'on doive diriger sa vie en capitaine avisé, toujours à l'écoute des vents nouveaux, la capacité de tout abandonner pour tout reconstruire ailleurs peut sembler une qualité d'une grande valeur. C'est donc à l'aune de cette vertu supposée qu'est considérée le plus souvent un changement de vie régulier. C'est avoir une courte vue sur je sujet, et je peux en témoigner personnellement, car on aura bien compris que je me sens une certaine proximité avec les Bohèmes dont il est question ici.
Lors de nos visites régulières au pays, on nous prête souvent, bien qu'à mots couverts, une certaine force de caractère : quitter un emploi, des amis, un confort de vie, pour aller s'installer, une nouvelle fois, à des milliers de kilomètres requerrait du courage, de la capacité d'entreprendre, de l'organisation. De l'organisation, je ne discute point, de l'esprit d'entreprise, peut être un peu plus, quant au courage, je crie à l'escroquerie. Je dois au moins à l'âge ce surcroit de lucidité qui m'empêche de compter cette qualité parmi celles que je veux bien me prêter.
De fait, les années passées loin de nos contrées d'origine nous ont fait rencontrer tout un tas d'amis et d'anonymes dont le seul point commun, plutôt que le courage, semble n'être qu'une capacité à tolérer l'éloignement de la famille. Pour beaucoup, c'est même le moteur. Quant à notre lieu de vie actuel, marqué par l'insularité, il nous démontre ô combien il est possible de reproduire et de s'en satisfaire une vie très routinière, quoique bénéficiant d'un cadre exceptionnel. De mouvements, je ne vois que celui des avions qui permettent de ramener les expats au bercail une fois l'an.
Reste donc le cas de ces mobiles à répétition. Sont-ils les modernes souriants de l'encart publicitaire ou bien ce besoin permanent de renouveau ne témoigne-t-il pas plutôt d'une forme d'angoisse démesurée de la routine ? Comme un échec patent à accepter la lassitude d'un quotidien qui redevient banal passées les premières années d'idylles fusionnelles avec un nouveau territoire. Pour peu qu'en plus les idéaux politiques penchent du côté de l'écologie, de l'ancrage dans le local, le véritable courage ne consisterait-il pas plutôt à combattre cette tendance, à se réinventer par le biais d'activités nouvelles, d'engagements envers la communauté, plutôt que de tout plaquer et déménager une fois de plus ?
C'est qu'avec le temps, l'expérience permet de réduire au minimum les quelques désagréments invariablement causés par le changement de lieu de vie. De sorte que celui-ci, de montagne insurmontable, passera à une réponse facile à un ennui que le petit enfant n'a pas appris à gérer. L'histoire pourrait se révéler bien plus prosaïque qu'il n'y paraît.
TL;DR il y a ceux qui bougent, mais il y a aussi ceux qui fuient.