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Rétrofuturisme

Oncle Ben peut se rassurer, la leçon aura bien été apprise, dut-il y laisser la vie : Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Nous autres qui avons grandi dans les années 90 disposons d'un bien grand pouvoir : nous sommes en quelque sorte les témoins privilégiés des changements sociétaux à l'oeuvre depuis l'avènement du numérique. Et notre responsabilité, c'est de se faire les relais de cette disposition particulière.

Nous étions adolescents à l'arrivée d'internet. Nous avions tout juste eu le temps de nous forger un semblant d'éducation, de développer cet embryon de personnalité, d'intégrer ces menues valeurs qui feraient de nous des adultes accomplis. Mais nous étions encore tout à fait perméables à la nouveauté. Nous nous trouvions donc à ce point de bascule, quand les réseaux sont venus occasionner ce grand chamboulement. Nous étions par nature les plus disposés à les adopter, mais nous avions connu l'avant. Nous disposions d'un point de comparaison point trop daté, qui devait servir de mètre étalon pour jauger les bienfaits de la révolution en marche.

Comme pour toute relation, les débuts étaient radieux. Internet pour un adolescent normalement constitué représentait avant tout la promesse d'un accès libre, quoique lent, à la connaissance, aux films et CD piratés, et surtout au porno. En cette fin des années 90, nous surfions, confiants.

Bien que sans grand rapport avec le web, un évènement dont nous n'avons pas mesuré l'importance sur le moment est venu troubler la quiétude de ce nouveau millénaire : en cette année 2001, nous avons pu regarder Loana et Jean Edouard patauger dans la piscine. 

Le sentiment qui prédominait à ce moment là était la stupéfaction face à ce programme ouvertement racoleur et diffusé aux heures de grande écoute. Même les early birds qui n'ont pas attendu pour sauter à pied joints dans les sables mouvants de cette nouvelle Téle réalité ne pouvaient dissimuler qu'il s'agissait là d'un plaisir coupable. Nous étions clients ou pas, mais nous avions un référentiel commun, nous partagions une forme de décence qui ne laissait aucun doute sur le niveau de ce qui était proposé. A cette époque bénie, si on avait confié la responsabilité de la rubrique éco du JT à Samantha Fox, notre premier réflexe aurait été de chercher ou sont cachées les caméras de Marcel Béliveau.

Aujourd'hui, les contours de la normalité sont beaucoup plus flous. Des centaines de personnes peuvent perdre leur petit pécule parce qu'il ne semble pas incongru que derrière l'impressionnant Marc Blata, participant à l'émission La Belle et ses Princes Presque Charmants, se cache un fin connaisseur de copy-trading, toujours prompt à dispenser ses conseils finances. Un peu comme un Superman à l'envers, qui exposerait au monde sa carrure, pour mieux masquer sa véritable identité de nerd de Clark Kent.

Enter the void

Durant ces quelques 20 années s'est donc confortablement installée ce qu'on peut nommer avec le recul la culture du vide


Pour illustrer cette mutation, je vous propose de rembobiner la cassette, et de redérouler ensemble une succession d'évènements disparates, sélectionnés de façon tout à fait partiale et malhonnête :

  • Arrivée d'internet. Enthousiasme général : nous allons dématérialiser, abolir les frontières géographiques, disposer d'un outil de partage de la connaissance sans précédent.
  • Loana et la piscine. Première mise en orbite réussie d'un satellite de la constellation du vide. Est démontré à grande échelle la capacité de susciter l'intérêt avec un contenu qui flatte tous nos bas instincts.
  • Facebook. Avec le web 2.0, la publication de contenu sur internet ne nécessite plus de disposer de connaissances en informatique. On encourage tout le monde à devenir producteur et modérateur. La notion de données personnelles est encore bien vague. La tendance des débuts consiste plutôt à taguer ses potes sur des photos floues prises en fin de soirées.
  • Pendant de l'interactivité inhérente aux réseaux sociaux, les premiers trolls apparaissent. On ne parle pas alors de groupes organisés, ou de campagne de dénigrement. Mais les premières formes d'incivilités, qui se cantonnent alors à nos échanges virtuels, permettent de se faire une idée de la teneur des échanges qui adviendront bientôt dans la vie réelle : manque de nuance, invectives, clash. Tel le quidam tranquille qui se mue en automobiliste rageur sitôt le contact enclenché, nous avons tous en nous cette capacité à étouffer toute forme de civilité, quand disparaît le lien physique avec notre interlocuteur.
  • Twitter. Les posts raccourcissent, les idées aussi. On veut plus de réactions. Plus court, plus efficace, plus Paf ! tu l'as pas volé celle-là.
  • La perche à selfie. Pas besoin d'enfoncer le clou, on a heureusement fait marche arrière, et même les anciens utilisateurs sont gênés. Mais avouez que ça aurait été dommage de l'oublier celle-là.
  • La 4G nous offre la vidéo à profusion, sans limite de temps ni d'espace. Le pouvoir de pénétration de ce media est sans pareil. Sans employer l'image galvaudée d'internaute esclave de son écran, nos comportements changent sensiblement avec l'ubiquité de la vidéo. Nous pouvons disposer à tout moment d'un contenu vivant, renouvelé à l'infini. Dans un premier temps, les films et séries en streaming viennent remplacer la consultation frénétique de nos feeds. Toute considération écologique mise à part, la situation ne semble pas si pire. C'est sans compter sur l'innovation suivante.
  • La combinaison réseaux sociaux + vidéo à la demande permet l'avènement des youtubeurs et influenceurs. Enfin, un vrai levier pour accéder à la célébrité pour peu qu'on le souhaite ! Vous avez un avis bien tranché sur le conflit au proche Orient ou la dernière paire d'Adidas ? Faites-le nous savoir ! Mais en musique s'il vous plaît, avec un petit montage choc. Et des chats. La profondeur de champ se substitue, en proportions variables, à celle des idées. L'image animée nous engage, bien plus que le texte. Nous en demandons toujours plus. Les commentaires et réactions se feront désormais en vidéo eux aussi.
  • Cambridge analytica. Cette même combinaison de technologie réseaux + vidéo permet une structuration à grande échelle de la désinformation. Il est désormais possible, de façon très économe, d'inonder les foyers avec des faits alternatifs, séduisants, qui font écho au climat grandissant de défiance envers les élites dans nombre de pays occidentaux empêtrés dans les crises successives.
  • Donald Trump où l'étape ultime de la déliquescence de la vérité. Tout est désormais affaire d'opinions. S'il n'est pas le premier à avoir œuvré en ce sens, on peut lui reconnaître avoir été le champion incontesté de cette entreprise de destruction systématique de toute base rendant le dialogue constructif possible. Son couronnement en 2016 marque la fin de la mue. Nous étions mûrs, nous ne voyions plus de problème à porter au pouvoir quelqu'un dont le fond de commerce semble être l'obscénité et la négation de la vérité. Et ne prenons pas trop de haut nos amis outre-Atlantique, ils ont juste un coup d'avance. On rigolera moins lorsqu'on aura élu le Président Hanouna.

Fin du flashback. C'est un peu court, protesterait Cyrano. Il n'aura échappé à personne l'absence d'un invité de marque dans cette liste à la Prévert des perversions imputées au numérique. C'est que je me garde l'IA au chaud pour un prochain post. 

A table

Cet exposé, s'il ne nous apprend rien de nouveau, aura au moins permis d'asseoir la thèse de ce billet, que nous pourrions résumer trivialement de la façon suivante : bien loin de l'idéal hippie des origines, les réseaux nous ont surtout permis de devenir de plus en plus cons. 

La thèse étant désormais posée, la première objection qui s'impose à mon sens est : certes, les masses ont tendance à s'abrutir, mais l'histoire n'est pas neuve ... Sans aller chercher bien loin, que pensaient nos parents par exemple de l'overdose de télé et jeux vidéos qui fût à coup sûr un marqueur de notre génération par rapport à la précédente ? Nous aussi avons connu des jeux et émissions stupides qui permettaient de légitimement s'inquiéter du sort de la jeunesse. Oui, la tendance n'est pas neuve. il ne s'agit pas en effet d'une différence de nature, mais de degré. Cependant, à cette première objection j'opposerais 2 choses.

Premièrement, bien que le pire puisse toujours être envisagé, on peine à imaginer comment pousser le curseur plus loin que certaines des productions audio-visuelles actuelles. Je ne parle pas seulement des émissions de télé réalité, dont le concept a été digéré et ressassé à l'infini. Je pense aussi aux contenus proposés par les influenceurs qui constituent une part considérable du temps d'écran de nos jeunes. Outre un entrelacement de plus en plus inextricable entre le contenu annoncé et un message à visée mercantile, on ne peut qu'être atterré par les valeurs véhiculées par ces héros dont les seuls talents se résument trop souvent à aller à salle de gym et atteindre la célébrité.

Secondement, le phénomène de bulle de filtres est quant à lui vraiment nouveau. La culture du vide est longtemps restée cantonnée au seul monde du divertissement. Il était alors facile de passer son chemin. La technologie a évolué et avec elle son pouvoir de nuisance. Imaginons un adepte de la terre plate dans les années 90. On peine à se figurer la scène. A supposer que l'idée ait pu germer dans la tête de quelque original en cette époque, il eut fallu se faire violence pour lui donner corps. Le sujet n'était pas vraiment tendance dans les émissions de vulgarisation scientifique. On voit mal Fred et Jamy nous emmener en voyage vers les limites de notre disque, fut-ce avec Marcel comme chauffeur. Pour s'en convaincre, il aurait fallu identifier, puis se rendre dans une bibliothèque ou librairie suffisamment alternative pour proposer des documents sur le sujet. L'affaire était donc plutôt mal engagée ...

Désormais, notre ami platiste peut, à peu de frais, rencontrer tout un tas de camarades. Au moyen de quelque démonstration savante, ils auront tôt fait de le renforcer dans son sentiment, voire mieux, car c'est aussi une tendance de l'époque, l'encourager à le relayer, à faire du prosélytisme. Nous sommes bien loin du divertissement bas de plafond devant lequel on choisit de végéter ou pas. La multiplication des sources d'informations les plus farfelues contribue, in fine, à la perte de références partagées, et donc d'un monde en commun.

Calmez-vous, Gérard

L'exemple précédent reste d'une malhonnêteté confondante. Si la communauté choisie comme exemple était passée des platistes à telle minorité opprimée, on aurait remisé les cris d'orfraie. Les même réseaux seraient perçus, non comme un vecteur de désinformation pernicieux, mais comme un outil bienvenu permettant à une communauté de se structurer, et d'entrer en résistance.

C'est bien d'ailleurs la démarche adoptée lors de chaque rupture technologique. Il faut les voir, les VRPs dépêchés sur les plateaux : rendez-vous compte, le progrès, les vies que nous allons pouvoir sauver ! C'est qu'il faut bien la vendre la rupture, à ces Français vieillissants, plus enclins à manifester pour les retraites qu'à s'emballer pour la nouvelle licorne. La démarche est souvent grossière, et toute aussi fallacieuse que l'exemple que j'ai choisi.

Une approche plus équilibrée consisterait donc à envisager les réseaux comme un outil nous permettant de valider et renforcer notre singularité. Soit. Cela ne dit pas grand chose de l'évolution de nos comportements, bien palpable, et dont tout le monde se fait l'écho. En sommes-nous réduit à constater une simple corrélation entre cette inflexion dans nos relations et l'usage grandissant du numérique ces dernières années ?

Je confesse ne pas avoir beaucoup cherché d'autres causes tant le pouvoir explicatif de la bulle de filtres notamment me semble écrasant. Outre la capacité d'auto-validation évoquée jusqu'à présent, un élément à charge est que les communautés que nous nous créons virtuellement nous permettent de remplir notre quota de vie sociale et affective. Si je peux trouver en ligne le confort d'une relation avec mes semblables, vais-je fournir l'effort nécessaire pour construire une relation avec celui qui m'est étranger dans la vie charnelle ? C'est une hypothèse simple, et belle. Et comme de coutume en Mathématiques, je veux croire que l'économie dans la démonstration pointe vers la vérité. 

Un peu de lecture

Si le lien entre la technologie et les mutations de nos sociétés vous intéresse, bonne nouvelle, plusieurs auteurs se sont intéressés (de façon sérieuse) au sujet.

  • Pour une contre histoire des avancées du numérique des années 60 à nos jours, se référer à l'indispensable Eric Sadin - L'ère de l'individu tyran
  • Sur la façon dont les populismes se sont emparés des réseaux pour monter en puissance, considérez l'excellent Giuliano Da Empoli - Les ingénieurs du chaos
  • Enfin, très sympa, une étude factuelle sur l'évolution du temps de parole et du mode d'expression au sein des débats à l'assemblée nationale. On peut trouver ici une contre analyse toute aussi intéressante qui reprend le mode opératoire, mais infirme certaines des conclusions de l'étude première jugées un peu hâtive. La tendance à la polarisation des échanges et aux invectives reste nette.