J'ai pensé que vous trouveriez peut-être quelque intérêt à ce que je vous raconte la relation que j'entretiens avec mon ami Charles. Si j'arrive à y insuffler un peu de chaleur, peut-être oublierez-vous qu'il vous est inconnu, voire même aurez-vous envie qu'il le soit moins.
Pour des raisons qui deviendront évidentes par la suite, je ne saurais me rappeler avec précision les circonstances de notre première rencontre. S'il faut établir une genèse, j'opterais, sans y risquer pari, sur cette après-midi passée au bord de la piscine, dans notre collocation de l'époque, dont Nicolas, un des membres, était aussi un collègue de Charles.
Son métier ne m'était donc pas inconnu : psychiatre. Psychiatre, du Grec psyche et iatros, le médecin de l'âme. Une de ces professions dont le simple énoncé exerce immédiatement une sorte de magnétisme, une force qui vient résonner en quelque endroit reclus de notre subconscient, et vient saborder la liste des sujets prêts à être égrainés lors d'une première rencontre. Les psys, ces salopards, avec leur cousins pompiers ou pilotes de ligne, ne laissent que peu de place à la concurrence au jeu du métier cool, qui nourrit une conversation. Étant moi-même informaticien, à l'extrême opposé du spectre, je parle en connaissance de cause.
De fait, lors de cette après-midi là, de métier, il ne fût point question. La conversation a surtout porté sur le Liban. Nous sommes en Août 2020 et dans le port de Beyrouth vient de se produire une terrible explosion faisant plus de 200 morts. Il se trouve que, pour différentes raisons, familiales entre autre, Charles a une accroche personnelle avec le Liban. C'est son Vietnam. Ma connaissance du pays se limitant à 3 ou 4 plats qui composent le traditionnel mezzé, je pense être resté spectateur des échanges, guettant peut-être l'occasion de glisser une référence culinaire qui ne s'est malheureusement jamais présentée ...
J'ai donc eu tout le temps nécessaire pour détailler le personnage que j'avais en face de moi, tenter d'en dégager les lignes directrices, et en premier lieu assouvir cette curiosité pour une affaire que je savais aussi insignifiante qu'elle m'obsédait : cette homme correspond-t-il aux poncifs véhiculés par le prénom qu'il porte ? Car de toute évidence, on entre pas dans la vie de la même façon quand on s'appelle Charles que lorsqu'on se prénomme Kévin ou Sébastien. D'un Charles, on attend un certain héritage, une appartenance à une illustre lignée imaginaire, un dépositaire d'une sagesse séculaire fantasmée, à la fois un don et une charge, un tribut dont on doit s'acquitter dès nos plus jeunes années. Charles était mon "premier" Charles, le premier représentant de cette famille que j'imaginais distinguée, mais celui-ci avait manifestement choisi de prendre à contre pieds tout élément de ce curieux déterminisme social.
Charles cultivait en effet une apparence savamment négligée, bâtie sur la sainte trinité que sont les cheveux mi-longs, la barbe de 3 jours et les immuables tongs, petite coquetterie qu'il affectionnait tout particulièrement quand elle dépareillait avec sa mission de professionnel de santé officiant en hôpital public. Été comme hiver, seule la couleur du pantalon et du T-Shirt permettait donc de faire varier l'apparence de ce Charles 1er, premier des frondeurs, éternel leveur de doigts face aux prérogatives imposées par sa noble ascendance. Cette dissonance n'était évidemment pas pour me déplaire, mais pour autant, l'attirance qu'exerçait Charles sur moi se jouait à un autre niveau, celui de l'intellect.
J'ai toujours été fasciné par l'intelligence, comment elle se distribue plus ou moins aléatoirement, les effets de son manque ou abondance supposés, les différents champs de notre vie quotidienne qu'elle investit et transforme. Je me régale du spectacle d'un Laurent Alexandre en interview, envoyant valser d'un tour de main des décennies de recherche sur l'intelligence émotionnelle, affirmant sans ambages qu'il ne s'agit là que d'un vernis pudique et bien pensant sur une déficience de l'intelligence réelle, la seule qui compte, celle qui permet de créer, d'inventer, de faire avancer l'humanité. Je perçois le côté volontairement provocateur d'une telle assertion, et je le soupçonne de se repaître des kilomètres de commentaires incendiaires ponctuant chacune de ses interventions. Le personnage me fait plutôt marrer, mais provocation ou réelle cécité, il me semble impossible, triste surtout ajouterais-je, d'imaginer que l'intelligence ne puisse s'exercer que dans une seule direction, ne puisse produire qu'un seul type de génies incompris, ceux peuplant les sciences dures ou les championnats d'échecs.
Ne lui en déplaise, il y a différentes formes d'intelligence, dont certaines sont beaucoup plus faciles à identifier, qui s'imposent immédiatement. J'ai en mémoire les nombreux voyages à moto dans le nord Vietnam, à une époque où le smartphone n'existait pas encore. Je me souviens de ces pauses régulières durant la journée, qui permettent de s'assurer de la direction à prendre et soulager les fesses endolories. Je revois cette foule de personnes qui nous entoure systématiquement, alors que l'on pense s'être arrêté au milieu de nulle part. Je revis ces situations cocasses où notre prononciation très approximative des lieux recherchés se mêle à une pratique locale des lieux-dits, rendant les noms usuels complètement différents des noms officiels figurant sur la carte. Cette carte, que nous ne sortons qu'en dernier recours, car nous savons que la plupart des paysans dans les campagnes ne savent pas la lire, mais ne s'empêcheront pas d'indiquer une direction pour autant. Parmi ces gens peu éduqués, il y en a toujours un qui se démarque, se montre capable, bien plus rapidement, d'appréhender la représentation des lieux sur la carte, de procéder par déductions par rapport à d'autres villes qui lui sont connues, et qui nous pointera dans la bonne direction. Ici, l'intelligence est manifeste, elle saute aux yeux, ce d'autant plus que dans cet environnement rural d'Asie du Sud Est, elle ne procède pas d'une différence de strates éducatives. Dans notre quotidien, c'est souvent plus flou, mais la surprise est d'autant plus belle et intrigante que la manifestation se fait tardive.
D'intelligence, Charles n'en est pas dépourvu. Je crois pouvoir asséner cette vérité, malgré le malaise qu'elle pourrait susciter chez le principal intéressé, par ailleurs lecteur occasionnel de ce blog, car je le sais aussi capable de pondération face aux conséquences d'un tel diagnostic. En l'occurrence chez lui, l'intelligence se caractérise en premier lieu par cette capacité à traduire avec une fluence déconcertante les ressorts profonds de ce qui nous motive ou nous pousse à agir. Sa lecture de nos comportements, de nos réactions, de nos échanges, traverse immédiatement l'écume pour s'attacher au moteur de la vague, éclairant d'un angle inédit les portraits qu'il peut faire de telle personne, ou le récit de telle anecdote. Ce lien inextricable entre ce qui se voit et ce qui se joue en coulisse est établi en temps réel au cours de la conversation, touche souvent juste et marque les esprits, au delà du trait d'humour ou du bon mot. Nos travers, nos mesquineries se trouvent ainsi exposés pour être gentiment désamorcés, sans jugement, loin de tout manichéisme, dans un esprit de réelle philanthropie qui admet que nos grandeurs comme nos faiblesses ont chacune leur rôle à jouer dans la petite musique du monde.
Pour s'assurer de la pleine adhésion de ses interlocuteurs, notamment de ceux qui pourraient être gênés par cette démarche somme toute impudique, Charles dispose en outre d'une arme secrète, des plus efficaces, qui consiste à ponctuer chacune de ces saillies par un grand éclat de rire. Un rire gras, bonhomme, populaire, plein d'honnêteté, qui emporte tout avec lui et saura vous convaincre de ne pas prendre trop au sérieux l'étalage de nos bassesses. Un personnage qu'on aime donc tout de suite, pour peu qu'on s'intéresse à l'homme, cet animal social.
Difficile évidemment de ne pas établir de lien entre cette inclinaison et son métier. Charles serait d'ailleurs probablement le premier à minimiser cette qualité que je lui prête, la réduisant à une question d'étude et d'entraînement. J'entends tout à fait que que son éducation lui ait donnée des grilles de lecture auxquelles nous autres n'avons pas accès, mais c'est la fulgurance de l'analyse qui me laisse penser qu'il ne s'agit pas que d'un apprentissage. Même si ma mémoire désastreuse rendrait l'expérience stérile, j'aimerais être l'ami de 20 ans, celui en mesure d'apprécier le cheminement du personnage et de déterminer quelle part de cette aptitude préexistait chez lui avant sa spécialisation professionnelle.
Ce qui m'a par ailleurs rendu le personnage attachant est cette autre qualité, qui vient souvent pondérer le talent chez ceux qui en ont, l'équilibrer naturellement de sorte que sa démonstration suscite chez l'autre la connivence plutôt que l'envie : je parle du manque de confiance en soi. Les gens qui doutent sont attachants, c'est évident, et ce d'autant plus quand ils sont seuls à ne pas voir la mine d'or sur laquelle ils sont assis. Mais chez Charles, ce doute n'est pas vraiment affiché, il faut le lire en filigrane. Dans une conversation, au contraire, ses positions sont fermes, tenues telles des forteresses, par le biais de raisonnements étoffés, servis par la vivacité susmentionnée. Mais c'est bien le côté implacable de la logique déployée, le fait qu'elle ne hasarde aucune faille, y-compris dans des domaines où l'hésitation ou l'erreur sont légitimes, qui laisse entrevoir un doute plus profond, une insécurité que Charles tente de conjurer à grand renfort de dialectique. J'y décèle même parfois, et cette partie a évidemment ma préférence, les réminiscences d'une mauvaise foi toute adolescente.
A y repenser, le fait que nous soyons devenus amis relève de l'accident. Notre première rencontre avait toutes les chances d'être également la dernière. Car Charles comme moi souffrons du même handicap : une forme de réticence quasi pathologique aux petites conversations du quotidien, aux sujets convenus, à ces formes d'échauffement verbal qui précède les sujets de fonds, et qui sont le lot des relations naissantes. Il ne s'agit pas là d'une forme de dédain, d'une attitude bêtement élitiste, mais bien d'une tare qui peut nous valoir un certain malaise n'aidant pas à la transformation de nouveaux contacts. J'en veux pour preuve, par exemple, le fait que je fréquente depuis plusieurs années la même salle d'escalade, où tout est fait pour prolonger la séance par une bonne bière, et que je n'ai réussi à m'y faire que 2 potes, malgré les dizaines de personnes avec qui je babille plusieurs fois par semaine.
Cet exemple éloquent devrait suffire à m'accorder l'infériorité, mais Charles et moi avons également en commun de penser l'autre meilleur à l'exercice de socialisation que nous ne le sommes nous même. Je l'imagine invoquer de son côté mon caractère curieux, papillonnant, me permettant de m'intéresser sincèrement à tout et donc au métier ou hobby de mon interlocuteur, quand certains pans entiers de nos vies resteront à Charles parfaitement insondables. Il n'a pas tort, il faut le voir par exemple, ou plutôt le deviner, désemparé, suppliant intérieurement, dès lors que la conversation s'oriente vers un sujet ayant un vague rapport avec la technologie, sa kryptonite. Poilade garantie.
Nous nous engageons donc lui et moi assez mollement dans ces situations qui vous amènent à recroiser régulièrement ces personnes qui ne vous sont plus inconnues, mais pas amies non plus. L'exemple le plus emblématique restant bien sûr la rencontre de parents d'élèves à la sortie de l'école. Vous avez passé le cap du simple bonjour, vous avez dialogué une ou deux fois, vous savez que le manque de connexion patent renverra toute nouvelle conversation à une énième resucée de la seule chose que vous ayez à partager : l'évolution des mouflets. Mais il est trop tard, vous ne pouvez plus revenir en arrière et simplement vous ignorer, ce serait trop violent. Et chaque rencontre se fera désormais dans cet entre deux bancal et sera l'objet d'une interminable et désagréable posture. Pour ma part, les années ont réduit à peau de chagrin les efforts que je suis prêt à déployer en pareilles circonstances, et j'ai plus souvent qu'à mon tour prétexté une insomnie ou une affaire pressante pour écourter ces moments de torture.
Par une ironie du sort, Charles et moi avions nos enfants dans la même école, et c'est donc ces rencontres impromptues de sorties de classe qui nous ont aidé à transformer l'essai. Pour autant, chaque fois que nous nous voyons se rejouent encore aujourd'hui ces hésitations printanières qui ont marqué nos débuts. Il y a cette phase initiale d'hésitation, durant laquelle nous nous trouvons un peu gauches, où nous prenons le temps de retrouver nos repères, et ce n'est en général qu'une fois les premières volutes dissipées que les langues se délient. On se figurerait une sorte de cour que nous serions amenés à nous refaire constamment. Un semblant de bromance, c'est très mignon.
Charles et moi ne nous voyons pas très fréquemment. Il a ses cercles et moi les miens, qui ne connaissent pas beaucoup d'intersections. Notre départ imminent risque de ne pas arranger les choses, d'autant que mon attrait pour le téléphone est plutôt ... limité. Je ne suis pas plus inquiet que ça, ceci dit. J'ai démontré en bon Gémeaux ma capacité à amener de la légèreté, à lui de me prouver qu'il a su tisser des putains de racines de Capricorne. En attendant, pour celles et ceux qui ont leurs habitudes au Halidou bar, si vous croisez un soir un grand échalas qui semble sortir de son lit, et qui tente de s'enfuir quand vous lui annoncez votre profession d'ingénieur, rattrapez-le, ça vaut le coup !